Le fantôme

Certains dossiers informatiques mal archivés ressurgissent parfois alors qu’on les pensait perdus à jamais. Voici l’occasion de revenir sur une séance photo bien singulière…
« Tu vas voir, je connais un endroit pour dormir où tu pourras faire quelques photos… » C’est l’ami Thierry Dubois qui le dit. Inutile de préciser que nous sommes sur la Nationale 7 et que nous préparons tous les deux un sujet pour la presse automobile. D’une paluche ferme le Dubois tient le fin volant bakélite de la Simca 1300 mise aimablement à notre disposition et de l’autre il consulte son smartphone. Les lunettes au bout du nez il reluque l’écran et la route d’un jeu subtil du regard. Il ne faut pas s’inquiéter, le garçon roule toujours ainsi. La réglementation sur l’interdiction de consulter son téléphone au volant ? Le colosse ricane et grommelle « Bientôt il va falloir demander la permission pour aller pisser… »



Photos @Jicé
Nous n’avons toutefois pas le temps de penser aux supplices futurs de nos vessies puisque bientôt la Simca s’engage dans une longue allée ombragée menant à une imposante demeure seigneuriale. C’est ici dans cette altière bâtisse que nous allons passer la nuit. Sitôt la lourde porte de l’office franchie, une ambiance un tantinet oppressante tombe sur les épaules du visiteur. Le décorum inchangé depuis le XVIIIème siècle avec mobilier de bois sombre, armures et portraits de famille guindés n’incite pas vraiment à la gaudriole. Cela tombe plutôt bien, même si les obligations de nos escapades nous ont obligés parfois à partager le même plumard, on se dispensera ce soir de nouvelles expériences. D’autant que notre charmante hôtesse nous met en garde sur la présence de fantômes. Nous précédant dans des couloirs dont la largeur ferait passer le péage de Saint-Arnoult pour une venelle, la châtelaine nous montre nos logements respectifs. Avant qu’elle ne me laisse dans une chambre grande comme un supermarché, je me permets de l’intercepter sur le pas de la porte. Je lis une lueur inquiète dans son regard que je me hâte de dissiper. Mais ma requête d’une bouteille de vin, d’un chandelier et d’un drap de lit ne semble guère la rassurer. En bonne maîtresse de maison elle satisfait toutefois ma demande et s’empresse de filer dans le couloir.
Il ne me reste plus qu’à attendre le milieu de la nuit.
Feulement et craquement
Je n’ai jamais été du genre courageux et invincible. Je dois en convenir que je suis assez trouillard et que mon imagination débordante a tendance à dégainer parfois sans véritable raison. Pour les besoins du scénario que j’ai imaginé, je dois me glisser dans la peau d’un type porté sur la boutanche qui, alors qu’il dort dans un château dans lequel il a repéré une cave bien achalandée, va quitter sa chambre nuitamment afin d’aller chaparder une bonne bouteille. Jusque-là, il n’est pas nécessaire d’être De Caprio filmé par Scorcese. Où l’histoire se complique, c’est quand au bout du long couloir, alors que le type s’enthousiasme de son enivrante trouvaille, surgit dans la pénombre un fantôme… Certes notre hôte a mentionné la présence de phénomènes surnaturels dans la demeure mais je me vois mal attendre la visite providentielle d’un revenant éthéré pour faire ma photo… Pas plus que je n’imagine aller réveiller mon comparse pour lui demander de se mettre un drap sur la tronche pour jouer les fantômes. Me voilà donc réalisateur et acteur de mes élucubrations débordantes. Par chance, depuis quasiment la création de la photographie, les appareils sont munis de retardateur et il est possible de superposer deux images !
Le premier obstacle consiste à trouver l’interrupteur dans le long couloir. À la lueur tremblotante de ma bougie j’avance à tâtons le long des murs, manque de pousser un cri quand mes doigts rencontrent une étoffe qui n’est rien d’autre qu’une tenture.
Merde ! L’éclairage est bien fort, amoindrissant ainsi l’ambiance oppressante recherchée.



Éclairagiste, baissez la lumière ! (photos@Jicé)
Je n’ai guère l’intention de passer la nuit à me les geler en calebute, je pose donc mon trépied au milieu du couloir, calcule l’angle, le diaph, la vitesse, enfin je me prends pour le grand photographe que je ne suis pas, j’enclenche le retardateur et je cours m’imprégner de mon rôle. Plusieurs essais et plusieurs attitudes et je me rends compte que la lumière est décidément trop forte. Je pars donc le cœur battant dans les ténèbres du corridor à la recherche d’un éclairage plus tamisé. Je manque de me péter la gueule sur les marches, trouve un autre interrupteur, recours vers mon rôle avec une inspiration qui ferait chialer d’admiration Weber, Huster et de Funès réunis. Quelques bruits suspects au fond du couloir m’incitent à ne pas trop m’attarder. Il va falloir passer au deuxième rôle qui demande une grande maîtrise notamment dans l’intensité du regard.



Éclairagiste, allumez le fond ! (photos @Jicé)
Dans de beaux draps
À défaut d’un réel talent de comédien la mise en boîte d’une telle scène demande quelques aptitudes athlétiques, particulièrement dans la performance consistant à courir au bout du couloir après avoir enclenché le retardateur sans envoyer le trépied valdinguer, grimper quatre marches craquantes sans réveiller toute la cambuse, trouver le bon angle, se jeter le drap sur la tête et attendre le déclic du petit oiseau. Même si mon talent considérable doit en prendre un coup, je confesse qu’il fallut plusieurs essais pour être dans le champ, avoir le drap correctement tendu, ne plus bouger etc, etc…



Eh le fantôme, t'es pas dans le cadre! et là t'es flou et on voit tes pieds ! Bon là, peut-être... (photos@Jicé)
Oppressé autant par l’angoisse que par mes sprints répétés, je réintègre ma chambre et allongé sur un pucier qui avait du voir les ébats de la Reine Margot je contrôle le résultat de mon travail. C’est dingue comme il y a toujours une différence entre une scène imaginée et le résultat obtenu. C’est du moins ce qui arrive à des mecs de mon espèce ! J’imagine que quand Wim Wenders demandait à Nastassja Kinski de se tourner vers l’objectif il visualisait parfaitement la scène avant de gueuler « Action » !
Pour ma part, dubitatif sur le résultat de mon « shooting » (ça fait tout de suite plus sérieux) et excité par la montée d’adrénaline j’attends les yeux ouverts dans la pénombre, sursautant aux nombreux couinements, craquements et autres chuintements de la vénérable maison. Pressentant que je ne pourrais fermer l’œil, je me lève aux premières lueurs de l’aube, pour discrètement visiter les alentours labyrinthiques du château. Aussi ridicule que cela puisse paraître je me retourne régulièrement, soupçonnant une présence invisible à mes trousses.
Je tombe finalement sur un perron conduisant à un escalier monumental me donnant immédiatement envie de recommencer ma prise de vue. Après m’être paumé dans les couloirs je reviens avec mon matériel de fortune et recommence avec application mon petit cinéma.



2ème séance dans l'escalier. Il fait our, c'est moins angoissant ! (photos@Jicé)
Je suis probablement dans une pose ridicule lorsque notre hôtesse se pointe sur le palier de l’étage. Être surpris en caleçon avec une bouteille à la main est certainement propice à générer le rire dans une pièce boulevardière mais j'ai ressenti pour ma part une gêne certaine d’être vu en telle grotesque posture devant gente dame.



10 secondes, franchir les onze marches, se jeter le drap sur la tête et ne plus bouger ! (photos@Jicé)
Bafouillant quelques explications peu convaincantes je suis descendu dans la cuisine où m’attendait l’ami Dubois, rasé de frais, un bol de café dans une main et son téléphone dans l’autre.
Voyant ma gueule de déterré s’étant tapé une bonne nuit d’insomnie, je l’entends marmonner : « Et bien Jicé, tu t’es battu toute la nuit avec des fantômes ? »


Résultat final : photos après montage. Une nuit entière à déranger les esprits de la demeure. Merci pour leur indulgence ! (photos@Jicé)

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